Un voyage en automobile - Jean-Pierre Cretin
Avec l’aide de Matthieu nous avions acheté une belle 403, j’avais installé deux sièges de Ford Taunus à l’avant ainsi que des ceintures de sécurité et un lave-vitres électrique. Le couvercle de la boîte à gants faisait office de décapsuleur, c’était donc une voiture de luxe. Une règle tacite existait entre nous, si Matthieu voulait partir je répondais toujours « prêt ».
Juin commençait sa canicule lorsque nous sommes repartis vers l’Allemagne. Nous avions déjà fait le voyage en Bavière avec une Dauphine Renault. La destination finale n’était pas fixée, il n’y en avait pas, si bien que je ne me souviens pas du premier jour. Comment avons nous atterri dans un grand Eros Center de Frankfurt am Main, descente à pied dans ce qui semblait être un parking souterrain ? Les prostituées discutaient entre elles comme des copines qui auraient comparé leurs achats de la veille ou les notes scolaires des enfants, atmosphère étrange. On n’est pas resté.
Matthieu avait toujours avec lui une musette kaki arrachée à un surplus américain, baptisée « Le général » contenant des cahiers d’écolier qu’il couvrait de poèmes.
Et puis nous avons repris l’autobahn qui nous conduisait vers le nord, vers où ? Son ruban de ciment ou de goudron chaud, les relais d’autoroute et leurs boutiques à frites, gurken salat et brat wurst, leurs bières en boîtes qui une fois vidées finiraient leurs vies entre les sièges.
La voiture nous servait également de chambre d’hôtel. Le soleil nous a poussé jusqu’à Hamburg (Hansastadt) où nous sommes arrivés dans une chaleur étouffante et partiellement enfumée. Chaque fois que Matthieu me disait : » Tu t’es trompé faudrait faire demi-tour », j’adorais. C’étaient des occasions en or pour faire siffler les pneus de la 403 au milieu des grands boulevards à l’asphalte brûlant sous le yeux médusés d’allemands peu transgressifs. On a passé une nuit à Sankt Pauli, une nuit à l’hôtel à l’angle d’une rue sur le Reperbahn, une nuit au cours de laquelle Matthieu fasciné par les néons de couleur clignotants qui ornaient le coin de notre chambre ne ferma pas l’oeil de la nuit.
Je me souviens que le lendemain nous avons voulu voir les bateaux sur le port, mais nous sommes allés si loin et sans savoir comment, que pour revenir vers la ville il nous a fallu passer la douane de sortie du port et expliquer pourquoi nous nous trouvions là. Le Danemark n’est pas si loin maintenant, le but ne sera jamais atteint puisqu’il n’existe pas. Nous étions en plein dans cette lente dérive poétique et mélancolique qui avait déjà gagné quelques « taugenichts » romantiques allemands.
Les douaniers ont toujours aimé les étrangers à cheveux longs, ils nous ont donc vendu le « F » règlementaire qui aurait dû être collé à l’arrière de la voiture avant de nous autoriser à entrer au Danemark mais sans procéder à la fouille, la 403 commençait à sentir la bière. Puis ce fut Vejle, petite ville aux hamburgers noirs comme l’huile dans laquelle grillait la viande hachée. Parfois, comme au fin fond du Danemark, nous nous regardions avec cette interrogation : « qu’est ce qu’on fait ici… ».
Encore une nuit dans l’auto (vent d’enfer et pluie) et après un somptueux petit déjeuner de café, pains multiples, charcuteries diverses, beurre et confitures, nous sommes arrivés sur les bords de la Mer du Nord en haut de la péninsule du Jutland. On n’aurait pu trouver nulle part un ciel plus gris que ce jour là. Derrière les dunes vaguement couvertes d’une végétation d’herbes rases et courbées sous les rafales du vent du large, s’abritaient de très nombreux petits chalets de bois peints de couleurs différentes, rehaussées de blanc. Notre petite marche matinale nous porta enfin au sommet de la dune d’où nous avons découvert la mer du Nord dans toute sa colère. On dominait cette très longue plage d’assez haut pour en voir les deux extrémités lointaines confondre le ciel et l’eau dans un même gris si sombre.
J’ai retrouvé là ces temps où nous marchions ensemble dans les campagnes tels d’improbables géants dont les enjambées immenses semblaient pouvoir couvrir n’importe quel paysage infini. Morceaux d’éternité gravés dans nos mémoires.
On pouvait repartir. Un tour par Bremen et Bremer Haven, le temps de nous perdre encore une fois et d’échouer dans le port au pied des tas de charbon et des cargos qui attendaient leurs chargements. Et puis ce fut la Hollande, étrange pays. Amsterdam où l’on s’est assis sur le bord d’une fenêtre sans rideaux pour regarder un peu la télévision à l’intérieur, on a aussi vu des femmes en vitrine, on est reparti vers Den Haag. Une nuit à l’hôtel, pour se laver, petit déjeuner pantagruélique. Et puis Rotterdam, des pétroliers monstrueux remontent le cours du Rhin, des baraques vendent leurs filets de poissons frits aux coins des carrefours, soirée douce.
Nous arrivons en Belgique par Anvers sous un ciel gris, pluie fine et température fraîche ce matin, il est neuf heures passées, c’est un peu tôt mais nous avons descendu quelques bières. A cette époque là on buvait de l’alcool en fonction des mondes que nous traversions. Après, Lüttich (Liège), repas mémorable dans une brasserie de luxe. Matthieu voulait enfin manger une belle entrecôte. Avec nos blousons en jean’s pas frais du tout, nous avons été reçus et installés à table par un maître d’hôtel en queue de pie, avec la même déférence que celle qui avait valu pour tous les clients costumés, déjà attablés. En Belgique. Magnifique repas. Nous dérivons jusqu’à Trêlles sans rien savoir des temps et des lieux. Trêlles qui ne découvrirait son nom qu’à la fin des années 80, dans ORANT. D’autres voyages ensemble suivraient, dans les terres vagues de l’esprit toujours…
Jean-Pierre Cretin
For the dear Boss , 5 Juin 2015.