De la futilité et autres nuits rapportées

De la futilité et autres nuits rapportées

Alain Helissen, Cahier critique de poésie, avril 2015

En 1971, sous l’impulsion d’Alain Jouffroy, paraît Le manifeste électrique aux paupières de jupes (éd. Le soleil Noir). Ce manifeste rassemble seize jeunes poètes – ils ont alors entre 20 et 25 ans – parmi lesquels Michel Bulteau, Matthieu Messagier, Zéno Bianu, Jean-Jacques Faussot, Jacques Ferry… « Une poésie généalogique », dira Matthieu Messagier, auquel s’intéresse particulièrement Michel Collet dans ce petit livre rassemblant des entretiens menés de 2001 à 2005. Il y a, entre les deux hommes, une complicité entretenue de longue date qui confère à ces échanges à bâtons rompus une liberté de ton plutôt sympathique. Ainsi, les questions de Michel Collet alternent entre sérieux et saugrenu, comme par exemple : « Vous savez qui va gagner le Tour de France » ? Mais si une certaine « futilité » s’affiche ici – à un moment c’est Matthieu Messagier qui interroge Michel Collet – les déclarations de Matthieu Messagier éclairent sa vision du travail poétique. Les poèmes, confie-t-il, sont des précipités de poésie. Il rectifie la célèbre phrase de Lautréamont : « la poésie doit être faite par tout » (au lieu de « par tous »). Et de rajouter : « à un certain moment certains doivent s’y coller. »

Les retrouvailles de ce qui est. Samuel Dudouit.

De la futilité et autres nuits rapportées (2001-2005, entretiens) : devant ce titre étrange on reste un peu perplexe, puis la quatrième de couverture du livre nous donne quelques pistes : « A partir de conversations à bâtons rompus, au fil des saisons, Matthieu Messagier, auteur de nombreux livres de poésie, et Michel Collet, poète-performeur, inventent une série d’entretiens allant du questionnaire type de magazine à l’évocation de contrées poétiques et de banalités modernes qui peut-être ne font qu’une. »

Plus qu’à des entretiens comme le laisse entendre le titre du livre, c’est donc à des conversations que nous sommes invités, conversations tournant autour de sujets variés mais qui toujours tournent autour d’un centre vide qui serait la poésie.

Si j’ai des relations contrastées avec la poésie de Matthieu Messagier, restant sur le seuil sans parvenir à pénétrer ou étant pris complètement par ce qui y est donné à lire, je dois dire que ces entretiens m’ont convaincu de la grandeur de ce poète, de sa capacité incomparable à s’ouvrir au luxe de ce qui est, à être (car c’est le mot qui convient) ce qu’il appelle un « poète somptuaire » : « Le poète somptuaire c’est pour redire combien la condition poétique est à mon avis, luxueuse, et somptuaire, contrairement aux idées reçues, je trouve que le poète est un nabab, le plus souvent, pas matériellement, mais spirituellement qu’il y a beaucoup de belles choses, d’odeurs magnifiques… » (p. 9)

Matthieu Messagier donc grand poète, pas assez reconnu, beaucoup trop grand poète pour être reconnu. Mais qui pourrait bien reconnaître ce luxe que le réel s’accorde en Messagier quand c’est le désert qui prolifère à la surface de la terre, des pages et au fond des cerveaux. Messagier, dernier des immobiles, premiers des nababs du luxurieux réel, n’a sans doute pas besoin de cette reconnaissance, encore moins de ce petit texte inutile, qui ne servira à rien mais que j’utiliserai au moins pour le citer au maximum.

Paradoxe de citer le maximum de mots d’un poète pour qui les mots ne sont pas le fin mot (c’est le cas de le dire) de la poésie. Même s’il écrit beaucoup avec de l’encre, Messagier écrit, semble-t-il, encore plus sans encre. Messagier est aussi (en plus de celui qu’on peut lire) un grand poète sans mots, un peu de la même façon qu’il est un grand sportif sans physique : « Ah le sport. Le sport mais sans le physique, attention, je suis un sportif anti-physique, j’aime tous les sports enfin certains plus que d’autres mais j’ai une admiration pour le sport dès lors qu’il abolit le muscle et la performance » dit-il à Michel Collet (p. 32).

La poésie n’est donc pas une question de mots, qui sont d’ailleurs souvent court-circuités dans l’opération. « La poésie c’est parfois une transfusion de l’être dans l’écriture sans intermédiaire. Un silence peut être plus silencieux écrit que réel. La poésie peut être plus réelle que le réel » dit Messagier (p. 11-12). Cela voudrait-il dire que le réel n’est pas nécessairement réel, qu’il a besoin de la poésie pour être vraiment ? Dans un texte ancien, Michel Bulteau (ce grand ami de Matthieu Messagier) écrivait : « La poésie c’est amener (obliger ?) les “choses” à être réelles »[1]. Le réel seul n’est qu’une demi-mesure dit Messagier :

« Michel Collet : Pour vous le réel ?

Matthieu Messagier : Une mesure, une demi-mesure assez souvent tributaire de la part poétique qui la rend possible » (p. 19)

Si le réel n’est réel qu’emporté dans son mouvement de fiction, dans cette poésie qu’est le mouvement de ce qui n’est pas à l’intérieur de ce qui est, alors on comprend que toute explication, parce qu’arrêtée, manque toujours sa cible : « Et qui a voulu expliquer s’est toujours trompé, Dieu merci ou plutôt Déesse merci. Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport entre philosophie et poésie, sans pour autant tomber dans l’excès inverse, et que la poésie soit l’absolue clarté, ce n’est pas vrai non plus. » dit Matthieu Messagier (p. 22). Plus loin, il le dit encore : la poésie se tient en deçà de l’explication. Je vais encore citer longuement :

« Michel Collet : Vous évoquez souvent cet état d’être avant, avant l’humain, avant la philosophie…

Matthieu Messagier : Pas avant l’humain, avant l’explication et la complication des origines, et ça ce n’est pas avant, c’est en même temps. Au même moment, quand la poésie s’écrit c’est une inconnue qui se fait, se défait, s’infecte ou s’épanouit. On doit laisser si je puis dire, la grâce à toute poésie d’être ce qu’elle se fait en plus du plaisir d’être ce qu’elle se crée. Il faut cesser d’être ce qu’on était et ce qu’on sera, il faut être ce qu’on est. / Tous les media sont soumis à l’exigence non pas de ce qui est mais de ce qui tourne autour, on ne s’occupe pas de la molécule mais des poussières qui tournent autour, vindicativement on dit “c’est bien”, “c’est pas bien”, “il faudrait faire ceci”, ça aurait été mieux sans”, ça aurait été mieux avec”, et on ne se préoccupe pas de la molécule. Je pense que Fra Angelico aujourd’hui peindrait dans la même achronie. Aujourd’hui ce qui ne sert à rien est louche. Je pense qu’aujourd’hui la poésie qui ne sert à rien est minéralement vraie » (p. 32).

Plus réelle que le réel, sensible à la grâce et à l’achronie, la poésie de Messagier penche du côté de la mystique sans pourtant jamais se laisser attraper par la métaphysique ou le mystère (« c’est assez simple quand je parle de métamorphose, de transfiguration, il y a une part mystique que je ne nie pas, mais c’est vraiment… le matin on se lève et le soir on se couche… », p. 13). Messagier sait non pas lier mais laisser être la continuité et la proximité fabuleuse de tout ce qui est. « Parmi vos textes, lui demande Michel Collet, par exemple dans Le lézard vert, on rencontre des formes très ramassées qui font penser à certaines poésies orientales ? », à quoi il répond : « En effet dans ce précipité on trouve des éléments qui ont été faits pour ne jamais se rencontrer finalement, sauf dans la vie, par les molécules, tout ce qui nous fait mais que nous avons séparé, étiré comme un élastique artificiel, cet étirement qui donne l’impression qu’entre le lézard et nous il y a des océans, alors que pas du tout. Et ça c’est peut-être oriental en effet ; eux, en orient, laissent l’élastique reprendre sa forme originelle, c’est-à-dire n’étirent pas cette souffrance, cette espèce de violence faite aux choses, aux animaux et à eux-mêmes – ils ont une autre forme de violence, mais pas celle-là. Entre un brin d’herbe et un lézard et nous je ne vois pas pourquoi on a étiré comme ça leur forme, leur être, leur pensée…

M.C. – Ce serait un dépassement des catégories ?

M.M. – Oui et je dirais des retrouvailles de ce qui est. Pas de ce qui devrait être, mais de ce qui est. Pour beaucoup c’est perdu, mais peut-être pas complètement, puisque la poésie c’est le domaine où rien n’est perdu, tout est présent » (p. 10)

Devant cette merveille, sommes-nous démunis de tout pouvoir ? Pas vraiment, car dans cette sorte de dessaisie qu’est l’écriture, il reste encore un point d’appui : le corps, quand on sait l’emprunter comme un gué. « La décision d’écrire ne nous appartient pas mais le fait d’écrire nous appartient » (p. 73) dit encore Matthieu Messagier.

Samuel Dudouit. Paysages écrits n°26. Décembre 2015.