Édition comprenant un C.D. audiophonique de la lecture du texte par l’auteur accompagné du musicien Noël Pelhâte au saxophone, etde René Andriatany à la guitare électrique, édition préfacée par Louis Ucciani, collection LYRE, AEncrages & co, 2011.
La troisième langue - Louis Ucciani
Peut-on restituer l’univers musical dans lequel se meut un poète ? Peut-on mettre en musique la poésie ? Quel rapport les mots entretiennent-ils avec la musique, quand ils ne sont ni chanson ni livret d’opéra ? La question du rapport du poème à un rythme autre que celui de l’écriture engage une discussion autour de ce qui serait un manque propre au poème que la musique saurait combler. or on le pressent, c’est la question de la complétude qui est posée. Le poème est, on peut le dire par définition, un recollement tel du langage que celui-ci y atteint la dimension de sa plénitude et de sa complétude. La musique, sur un autre versant, est l’expression d’une identique complétude qui, dans son mouvement, ouvre une logique de l’écoulement. Là où le poème agit par constitution de pôles compacts de concrétions par rétractation, la musique joue de tels pôles en indiquant et en parcourant des lignes de fuite. […]
Il y a cependant un point d’accroche autour des noyaux de concrétion quand l’impulsion à l’écoulement n’est pas donnée par la musique, mais par le poète. On dit qu’Homère était le plus célèbre des aèdes grecs et que les poèmes de Tagore étaient chantés dans leur langue originelle, le bengali, comme s’il y avait originellement un lien indéfectible où le poète dans la restitution orale du poème indiquait la logique dispersive attachée au poème. Dans ce cas on comprendra l’écoulement non pas comme ce vers quoi ouvre le poème, mais comme le premier témoignage oral de ce d’où vent le poème. Sur quelle piste de la dispersion il a pu être isolé. Le poète trouverait alors dans la musique une voie qu’il ouvre à son poème. L’antagonisme est levé et nous dirige vers une complémentarité, néanmoins ponctuelle. […]
Quand il s’agit d’une rencontre d’un musicien déjà porteur de ses rythmes, et d’un poète maître des siens, on est dans la rencontre de deux moments achevés. La question qui se pose alors est la suivante : quelle langue peuvent-ils bien parler ? La réussite de l’entreprise initiée par Noël Pelhâte qui nourrit son jazz des rencontres les plus diverses comme on a pu l’entendre récemment avec les Gnawas, c’est d’avoir pensé la nature de l’écoulement en construisant un orchestre à trois voix posant ainsi des conditions originelles à un flux ancestral. La voix qui donne le rythme au souffle, celle de Matthieu Messagier qui déchiffre comme un premier lecteur ses propres mots et leur donne la tonalité de la vie hors l’écriture, hors la page. Le saxophone c’est l’autre souffle, celui emporte dans un rythme autre, dans une autre langue, celle où les mots sont extraits de leur devoir de sens pour se transmuer en sons, que les notes emportent ailleurs.
Et la guitare, celle de René » Ness » Andriatany, prolonge en l’adoucissant et en l’enrobant la cristallisation du souffle. Comme si elle envoyait, élastique, souple et puissante, dans d’autres sphères les cristaux qui naissant sous ses yeux. C’est une expérience de type alchimique, mais aussi une rencontre de troubadours, il y a le jeu et la certitude que ce qui se construit a à voir avec le destin du monde. Et celui-ci a à voir avec la rêverie, cette rêverie dont nous entretient Bachelard, où les mots nous guident vers la pensée ; ici saisis par la musique, ils guident vers le rythme de la pensée.
Et ils disent quelque chose de son origine quand elle s’extrayait des mots portés par la flûte et la cithare. Il y a un concassement du temps dans lequel celui de l’origine alimente celui d’aujoud’hui. Ce que nous entendons alors c’est la voix des origines telle qu’elle résonne une fois révélée au coeur du vacarme que fait le monde.
Louis Ucciani – La troisième langue – Préface à La Mue du Vide s’entretient avec l’espace (extraits).