Le journal perdu de Littera Lord de la bijouterie

Le journal perdu de Littera Lord de la bijouterie

C'EST DIT DANS LE GRAND FLEUVE, Christophe Béguin

La poésie de Matthieu Messagier agit comme un mascaret : régulièrement, une vague (un livre de poèmes) avance à contre-sens d’un fleuve (la Poésie), provoquée par l’onde puissante d’une marée montante (son humour). Quelque chose remonte aux origines, vers une source, ou ce qui y ressemble, avec un danger latent : celui de renverser les embarcations, les positions, les badauds. Bien mystérieux, et pourtant totalement naturel, ce phénomène aquatique/poétique ne se produit qu’à la condition de certains coefficients, les plus forts, et se trame de loin en loin dans la permanence des jours, ce qu’on appelle le quotidien.

Imaginons un instant qu’un saumon, de plus, se mêle à ce mouvement spécifique d’eau, qu’il profite lui aussi de cette « vague des vagues » pour remonter le cours des eaux, et pour aller frayer joyeusement vers les zones encore plus originelles si possible du fleuve. Nous aurions, nous avons alors conjonction de deux cas de nature qui nous emmènent à percevoir l’originalité de la poésie de Matthieu Messagier comme étant non seulement une inversion naturelle de l’écoulement des choses, comme, je dirai, une attirance vers l’origine de la poésie antérieure à la poésie elle-même, mais aussi comme un saut, une suite de bonds et de ricochets, d’écailles, jusqu’au trou d’eau bienfaiteur. La poésie : un trou d’amour.

La poésie de Matthieu Messagier, pour moi, c’est cela, transposé dans le Doubs. Quelque chose de très naturel, d’indissociable de la nature, du calme et des soubresauts qu’elle génère partout, tout le temps, quelque chose qui tient de l’évidence : des mots, des arbres, des oiseaux, des champignons, des murs, de la neige, ou d’une cheminée, et qui en même temps, contrarie joyeusement tout cela pour aller vers une autre orientation, pas moins naturelle, mais qui agit depuis un sens plus secret, plus tendu, plus à contre-sens encore du sens obligé ou convenu, plus à rebours des plis de la peau, de l’air et de la poésie. Plus subtil que l’ordinaire.

Elle a, par cela, une allure terriblement classique, je m’explique : avec une fausse démarche de lyrisme, avec un vrai dandysme de sous-bois, avec des allures d’épopée éperdue. Mais, pour nous maintenir aux aguets, elle coupe à l’avance les liens qui l’attacheraient à une quelconque tradition, à une quelconque métaphysique, elle insiste toujours et d’abord sur sa propre souveraineté, c’est-à-dire sur sa solitude de conscience et d’inconscience majeure. Cela passe par des actes violents, persistants, qui la détachent du confort, ou d’une syntaxe apprivoisée : ces actes violents sont immobiles, doux, constants, et c’est ce qui les rend encore plus violents : c’est-à-dire politiques et efficients, hors-poésie une fois pour toutes. On en reparlera.

Mais je sais : cette évidence dont je parle n’a rien de tant évident. Certains vont même se mettre en boule devant elle, certains vont rester cois ou transparents à elle. Alors là, si vous permettez, parlons un peu duende. Indéfinissable vibration de l’air, mêlée frémissante mais immobile du corps et de la pensée, ascendance de l’un sur tout ce qui l’entoure, absorption de tout ce qui l’entoure vers un point de nerf, et tout cela devenant un seul essaim de sensations qui transperce de sauvagerie la couche qu’on veut parfois trop raffinée, trop civilisée du réel : le réel devient tout simplement tactile, alcoolique, supérieur, tautologique, le réel est le réel. Point. Nerf. Calme. On ne peut dire pourquoi, mais là, c’est senti, et c’est ainsi. Matthieu Messagier, c’est, j’ai cette intuition depuis que je les connais, lui et sa poésie, l’incarnation d’un continuum du duende. Prouesse inexplicable.

Voilà, tout discours sur sa poésie se heurte à cette aporie : elle ne s’approche que par des détours, ou elle ne s’approche même pas du tout. Elle existe, elle vit, on le sent, on le sait, on le lit, on l’entend, d’une intensité inscrite pour très longtemps dans les courbes du Grand Fleuve. C’est dit.

Falaise, le 11 mai 2015.

Une lecture simple des chants de l’intact (extraits), Sanda Voïca

Comme Matthieu Messagier lui-même : « Je voudrais dire (et redire)/ et redire ce poème de l’après-midi d’un 5 août […]/ (tout sentiment était si loin…/ c’était de la matière/ de la matière pure de vivre/ de la matière pure de vivre qui n’était plus,/ plus, mais là)/ à l’intérieur de moi était comme un abîme/ mais qui se relevait inexorablement/ pas par lui-même/ mais par le rayonnement infini/ de cette transmission/ par la chaleur usée du soupir déchirant)/ qui liait cet instant à celui qui nous attend. ».

Litanie ou… mélopée. […]

La poésie comme refuge – lieu d’attaque. La poésie comme émotion instantanée. Comme comptine. Comme « pleurs préparés [qui] explosent au bol racé des froids […] » et surtout un « laps impersonnel »

Un yoyo, où les souvenirs et les mots s’attirent et se repoussent – ou bien cet autre jeu, le boing ball : je suis prise et lancée dans les vers comme la balle dans les cordes de ce jeu, au milieu, renvoyée d’un bout à l’autre par le poète, qui arrive à prendre (quelle vitesse !) tantôt la place de l’un des joueurs, tantôt la place de l’autre.